Eylau: Precis Des Travaux de la Grande Armée
Lettre écrite d’Helmstadt, dans le duché de Brunswick, le 18 octobre 1806.
A mon épouse et à mes enfans.
Au milieu du fracas de la guerre, qui s’approche de plus en plus de notre paisible demeure, et de nouvelles d’une défaite totale qu’annoncent ici les fuyards prussiens qui y passent par troupes, et (ce qu’il y a de plus affreux pour moi) sans aucune nouvelle sur le sort de mes deux fils aînés, je suis dans une telle anxiété, que je suis à peine capable de penser ou d’écrire quel-que chose de raisonnable.
Notre bon duc est blessé à mort; on dit même qu’il n’est déjà plus. Le prince Louis de Prusse a été tué. Mollendorff a de fortes blessures et garde le lit; le roi est parvenu avec peine à échapper aux ennemis, Halberstadt est plein de blessés. Dieu! que seront devenus mes deux fils, sur-tout l’aîné? Plût au ciel qu’il fut mort pour sa patrie les armes à la main, pourvu qu’il ait pu contribuer à battre l’ennemi. Mais mourir d’une manière aussi ignominieuse! Ce serait pour moi un pas de plus vers la tombe de le savoir une des victimes d’une journée où les Français se sont vengés au centuple de leur défaite de Rosbach, et qui donnera le coup de grace à la réputation militaire des Prussiens. Il ne reste qu’environ cent hommes du régiment du duc; il n’y a pas la moindre possibilité pour les Prussiens de livrer encore une seule bataille pour réparer une grande perte: c’est ce qu’affirment les généraux prussiens qui passent ici. Et quand on leur demande ce que sont devenus leurs camarades, et où ils se sont sauvés, ils ne peuvent donner aucune réponse satisfaisante: on dirait que leur armée a été dispersée vers les quatre points cardinqaux.
“J’ai fait enfin ce que vous désiriez, et en voici le résultat.” C’est ce langage que peut tenir à juste titre le bon roi Frédéric Guillaume à ces jeunes officiers qui, à la parade, témoignaient hautement leur mécontentement de ce qu’il tardait autant à les mener contre les Français.
Il est tems que les Prussiens, Russes, Autrichiens soient enfin convaincus que les Français sont et resteront invincibles tant que les autres puissances de l’Europe s’obstineront et s’entêteront, malgré les leçons de l’expérience, à conserver leur ancienne routine militaire au lieu d’adopter le système des Français et de chercher à les vaincre avec leurs propres armes. Un officier prussien en passant ici, disait d’eux: “Ces Français sont de petits bons-hommes, des nains; s’il s’agissait simplement de se mesurer avec eux corps à corps, je me ferais fort de venir à bout de six d’entr’eux et de les faire sauter par la fenètre : mais en troupes et dans les rangs, ce sont des diables; cela marche, cela se déploie avec une promptitude sans exemple; les boulets passent par-dessus; et pendant qu’un inutile et lourd serre-file prussien fait une seule fois demi-tour à droite, les Français ont déjà répété ce mouvement une demi-douzaine de fois.”
Que ne pourrait-on pas encore ajouter à ces paroles d’un officier très-distingué? Par exemple, ces petits bons-hommes ne deviennent pas des machines militaires à force de coups de bâton, comme des chiens; mais le point d’honneur en fait de vrais héros, qui commencent, ils est vrai, par se vouer fort à contre-coeur au métier de soldat qu’ils sont forcés d’embrasser ainsi que les recrues prussiens, mais finissent par le préférer à tout autre, tant à cause de l’humanité avec laquelle on les traite, que de la perspective honorable que peut avoir le simple soldat même.
Malgré l’impossibilité que, de 400,000 hommes, chacun puisse atteindre au grade d’officier, et encore moins aux premières dignités militaires, il n’en est pas moins vrai que le soldat qui peut se dire à lui-même: Il n’est pas imposible que je devienne maréchal d’Empire, prince ou duc ainsi que tout autre, doit être bien encouragé par cette pensée. Un homme qui ne saurait pas ce que c’est que l’honneur doit en acquérir le sentiment, en se familiarisant avec cette pensée, et doit aller au combat avec un courage sans exemple, quand il sait qu’il affronte la mort pour un but plus élevé que celui de recevoir cinq sols par jour. Quand je me représente, au contraire, un pauvre diable de soldat au service de telle ou telle puissance; quand je pense aux innombrables coups de bâton que j’ai vu distribuer, et que je me convainc que chez un ancien soldat, vieilli au service de ces puissances, ce serait une pensée digne des petites-maisons d’oser espérer, après faint de mauvais traitemens, de services pénibles et de batailles auxquelles il aura assisté, de parvenir seulement au grade de porte-drapeau ou de cornette; instant que les Prussiens aient été battus par les Français, et j’aurais regardé comme une merveille de les voir vaincre.
A Rosbach, cela était tout différent. Alors aussi étaient à la tête de l’armée française des gens de qualité qui ne devaient leur rang qu’à leur naissance et à la protection d’une Pompadour, et qui commandaient à des soi-disant soldats, sur la trace desquels, après leur fuite, on ne trouva que des bourses à cheveux et des sacs à poudre. Mais combien tout cela a changé de face!
Il est bein malheureux que les puissances beligérautes fassent si peu attention à ce changement, et qu’elles cherchent aussi peu à prendre des mesures analogues à ces nouvelles circonstances. Ils préfèrent se aisser battre par les Français à prendre des leçons ld’eux, et cependant il n’y a d’autres moyens que de prendre ce parti pendant qu’il en est tems encore, ou de se résoudre à une ruine inévitable.
P. S. Du 20 octobre. – Sur le point de faire partir cette lettre, j’ai été retenu un instant par la pensée que les détails que je vous donne, quoique venant de source sûre, pourraient paraître exagérés, et augmenter inutilement vos alarmes; mais malheureusement les nouvelles les plus récentes sont encore plus affligeantes, et le deviennent plus d’un moment à l’autre.
A jourd’hui lundi, j’ai eu à diner un officier de dragons du corps du général Bluker, faisant partie de l’un des deux régiments qui ont escorté le roi pendant la nuit à travers l’armée française, que était placée ainsi:
A
et c’est dans l’intervalle marqué A, que S. M. a été obligée de passer avec son escorte pour n’être point coupée. Pendant cette marche, on distinguait aisément les cris d’allégresse des deux corps français pour célébrer la victoire. Les officiers prussiens persistent à dire qu’il est impossible à leur armée de se réunir en corps pour s’opposer aux Français. Il est douteux encore qu’il y ait une armée russe en mouvement et dans le voisinage, etc.
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