Eylau: Precis Des Travaux de la Grande Armée
Rapport du Talleyrand à Napoleon: 20 novembre 1806
Rapport du ministre des relations extérieures, à S. M. l’Empereur et Roi.
Sire, trois siècles de civilisation ont donné à l’Europe un droit des gens que, selon l’expression d’un écrivain illustre, la nature humaine ne saurait assez reconnaître. Ce droit est fondé sur le principe, que les nations doivent se faire: dans la paix le plus de bien, et dans la guerre, le moins de mal qu’il est possible. D’après la maxime que la guerre n’est point une relation d’homme à homme, mais une relation d’état à d’état, dans laquelle les particuliers ne sont ennemis qu’accidentellement, non point comme hommes, non pas même comme membres ou sujets de l’Etat, mais uniquement comme ses défenseurs, le droit des gens ne permet pas que le droit de guerre, et le droit de conquête qui en dérive, s’étendent aux citoyens paisibles et sans armes, aux habitations et aux propriétés privées, aux marchandises du commerce, aux magasins qui les renferment, aux charriots qui les transportent, aux bâtimens non armés qui les voiturent sur les rivieres ou sur les mers; en un mot à la personne et aux biens des particuliers. Ce droit né de la civilisation en a favorisé les progrès. C’est à lui que l’Europe a été redevable du maintien et de l’accroissement de sa prospérité, au milieu même des guerres fréquentes qui l’ont divisée. L’Angleterre seule a conservé ou repris les usages des tems barbares. C’est par son refus de renoncer à la course maritime que cette pratique injuste et cruelle a été maintenue malgré la France qui, en tems de paix, et mue uniquement par des idées de justice et d’humanité, avait proposé de l’abolir. La France a tout fait pour adoucir du moins un mal qu’elle n’avait pu empêcher. L’Angleterre au contraire a tout fait pour l’aggraver. Non contente d’attaquer les navires de commerce et de traiter comme prisonniers de guerre les équipages de ces navires désarmés, elle a réputé ennemi quiconque appartenait à l’Etat ennemi, et elle a fait aussi prisonniers de guerre les facteurs du commerce, et les négocians qui voyageaient pour les affaires de leurs négoce. Mais il ne pouvait suffire à ses vues d’envahir ainsi des propriétés privées, de dépouiller et d’opprimer des particuliers innocens et paisibles. Restée long-tems en arrière des nations du Continent qui l’ont précédée dans la route de la civilisation, et en ayant reçu d’elles tous les bienfaits, elle a conçu en ayant reçu d’elles tous les bienfaits, elle a conçu le projet insensé de les posséder seule, et de les leur ôter. Elle voudrait qu’il n’y eût sur la terre d’autre industrie que la sienne, et d’autre commerce que celui qu’elle ferait elle-même. Elle a senti que, pour réussir, il ne lui suffirait pas de troubler, qu’elle devait encore s’efforcer d’interrompre totalement les communications entre les peuples. C’est dans cette vue que, sous le nom de droit de blocus, elle a inventé et mis en pratique la théorie la plus monstrueuse. D’après la raison et l’usage de tous les peuples policés, le droit de blocus n’est applicable qu’aux places fortes. L’Angleterre a prétendu l’étendre aux places de commerce non fortifées, aux hâvres, à l’embouchure des rivières. Une place n’est bloquée que quand elle est tellement investie, qu’on ne puisse tenter d’en approcher sans s’exposer à un danger imminent. L’Angleterre a déclaré bloqués les lieux devant lesquels elle n’avait pas un seul bàtiment de guerre. Elle a fait plus, elle a osé déclarer en état de blocus des lieux que toutes ses forces réunies étaient incapables de bloquer, des côtes immenses et tout un vaste Empire. Tirant ensuite d’un droit chimérique et d’un fait supposé la conséquence qu’elle pouvait justement faire sa proie, et la faisant en effet, de tout ce qui allait aux lieux mis en interdit par une simple déclaration de l’amirauté britannique, et de tout ce qui en provenait; elle a effrayé les navigateurs neutres, et les a éloignés des ports que leur intérêts les invitait, et que la loi des nations les autorisait à fréquenter. C’est ainsi qu’elle a fait tourner à son profit et au détriment de l’Europe, mais surtout de la France, l’audace avec laquelle elle se joue
de tous les droits et insulte à la raison même. Contre une puissance qui méconnaît à ce point toutes les idées de justice et tous les sentimens humains, que peut on faire, sinon de les oublier un instant soi-même, pour la contraindre à ne les plus violer? Le droit de la défense naturelle permet d’opposer à son ennemi les armes dont il se sert, et de faire, si je puis ainsi parler, réagir contre lui ses propres fureurs et sa folie. De plus, quand les principes de la civilisation sont attaqués par des entreprises sans exemple, et que l’Europe entière est menacée, la préserver et la venger n’est pas seulement un droit, c’est encore un devoir pour la puissance qui seule en a les moyens. Puisque l’Angleterre a osé déclarer la France entière en état de blocus, que la France déclare à son tour que les Isles Britanniques sont bloquées. Puisque l’Angleterre répute ennemi tout Français, que tout Anglais ou sujet de l’Angleterre, trouvé dans les pays occupés par les armées françaises, soit fait prisonnier de guerre. Puisque l’Angleterre attente aux propriétés privées des négocians paisibles, que les propriétés de tout de tout Anglais et sujet de l’Angleterre, de quelque nature qu’elles soient, soient confisquées. Puisque l’Angleterre vent anéantir toute industrie sur le Continent, quiconque fait le commerce des marchandises anglaises, favorise autant qu’il est en lui ses desseins, et devient son complice, que tout commerce de marchandises anglaises soit déclaré illicite, et que tout produit des manufactures on des colonies anglaises trouvé dans les lieux occupés par les troupes françaises soit confisqué. Puisque l’Angleterre veut interrompre tout navigation et tout commerce maritime, qu’aucun navire venant des îles ou des colonies britanniques ne soit reçu ni dans les ports de France, ni dans ceux des pays occupées par l’armée française, et que tout navire qui tenterait deserendre de ces ports en Angleterre soit saisi et confisqué.
Votre Majesté, je le sens, ne prendra qu’à régret de telles mesures, et je ne les propose moi-même qu’à regret; mais la situation de l’Europe les rend nécessaires; et d’ailleurs, aussitôt que l’Angleterre admettra le droit des gens que suivent universellement les peuples policés, aussitôt qu’elle reconnaître que le droit de guerre est un et le même sur mer que sur terre; que ce droit et celui de conquête ne peuvent s’étendre ni aux propriétés privées, ni aux individus non armés et paisibles, et que le droit de blocus doit être restreint aux places fortes réellement investies, V. M. fera cesser ces mesures rigoureuses, mais non pas injustés; car la justice entre les nations n’est que l’exacte réciprocité.
Signé, CH. MAUR. TALLEYRAND, prince de Bénévent.
Berlin, le 20 novembre 1806.
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